Toiles et tarifs de l'artiste

Les tarifs

Hyacinthe Rigaud était en effet réputé plus cher que Largillierre ou De Troy, monnayant autant et raisonnablement sa célébrité que l’efficacité de son atelier. Soucieux de contenter tous les désirs, il mit peu à peu sur pied des formules récurrentes multipliées à la demande, les fameux « habillements répétés », moins onéreux qu’un portrait entièrement original. Ainsi, en 1697, alors que le cardinal de Noailles fit exécuter un buste assez conventionnel à 168 livres [*P.491], le prince de Conti exigea une vaste composition en pied, toute nouvelle, qu’il dut donc payer 2 000 livres [*P.490]. Colbert de Torcy souhaita, quant à lui, un habillement original le montrant tenant une lettre et accoudé à une table, justifiant les 376 livres demandés en pareil cas [P.238]. La fameuse année 1701, qui vit la production du célèbre portrait de Louis XIV en costume royal P.695], Rigaud engrangea 26 000 livres « pour le Roy et le roy d’Espagne, plus une copie pour sa Majesté Catholique », soit le prix de trois tableaux tout à fait exceptionnels. En 1713, la belle-sœur du roi paiera son portrait 6 000 livres [P.1193] et, deux ans plus tard, Louis XV en concèdera 8 000 [P.1247], puis 8 000 autres en 1721 [P.1287] et enfin 15 000 en 1729 [P.1356] ! D’autres effigies, moins ambitieuses mais dont l’idée était novatrice, atteindront des sommes inhabituelles, à l’instar du très énigmatique portrait dit de la Menaçeuse [P.1054], fantaisie réglée 1 400 livres en 1709 par un receveur des tailles de province.

 

État des tableaux de Rigaud, 1703, Paris, archives nationales © Stéphan Perreau

 

Mais, à l’inverse, la création de nouvelles compositions n’induisit pas systématiquement un prix élevé. Ainsi, un personnage aussi important que le cardinal de Rohan ne déboursa-t-il que 1 000 livres en 1710 pour un portrait de grande taille dont aucun prototype antérieur n’est pourtant connu [*P.1066]. Dans le même temps, un simple « vendeur de marée » ne sortit que 400 livres de sa bourse contre une « demi figure avec deux mains, prenant du tabac composition originale » [*P.1097]. On s’interrogera de la même façon sur les 700 livres concédées en 1713 par le président de Lamoignon pour une effigie à la posture déjà utilisée, alors que pareille somme fut payée la même année par son gendre, pour un portrait à « l’attitude toute originale » [*P.1199 & P.1200]. De même, si Antoine Dezallier d’Argenville se contenta d’un buste en « habillement répété » à 300 livres [*PC.1268], madame de La Jonchère dut en verser 1 500 pour un format similaire, qu’elle souhaita par contre « entièrement original » [*P.1272]. Même chose quelque années plus tard avec l’extraordinaire portrait du financier Samuel Bernard « en pied avec marine, tout original » [P.1342], qui dépassa allègrement avec ses 7 200 livres les pauvres 500 rapportés chaque année par le total des diverses effigies de personnages aux moyens plus modestes. Là, il est vrai, le faste de la composition imposait à l’évidence un tarif en rapport.

Enfin, si l’on excepte les tableaux représentant différents membres de sa propre famille (mentionnés très tôt par diverses sources et évalués dans l’État des œuvres de l’artiste de 1703), on se gardera de généraliser une légende selon laquelle le peintre dispensait systématiquement à ses amis des portraits gratuits. Les effigies d’artistes tels Mansart [P.84] ou Desjardins [P.47] furent dûment réglées. Celles des poètes La Fontaine [P.182] et Fontenelle [P.763] ne firent pas exception car objets de commande par un tiers. Mais Antoine Coypel, l’ami de toujours, la reçut en cadeau [*P.1100], tout comme Girardon [P.181 & PC.878] ou Coysevox [P.857]. Celles du sculpteur Cornu [*P.830] et du peintre Jouvenet [*P.829] restèrent chez Rigaud pour son propre cabinet et furent léguées à sa mort aux descendants des modèles. D’autres, inachevées par le décès de leur commanditaire, furent confiées à leurs héritiers. Enfin, quelques rares tableaux représentant qui un confesseur, qui un dignitaire catalan, furent effectivement des présents, mais ils s’avèrent finalement minoritaires au sein du catalogue.

Le prix des toiles

Pour aider l’historien dans son travail d’estimation de la taille des œuvres ou de leur apparence probable, le prix pratiqué par « l’entreprise Rigaud » a suppléé parfois au manque d’iconographie. Ce prix dépendait en effet du format des toiles utilisées, dont les tarifs furent évoqués vers 1760, par un auteur anonyme au sein d’un Projet d’une sorte de tarif pour régler le prix des tableaux relativement à leur grandeur, présenté à M. le marquis de Marigny, directeur et ordonnateur général des Bâtimens du Roy, Jardins, Arts, Académies et Manufactures Royales[1].

Chez le Rigaud des jeunes années, ce format était relativement réduit. L’artiste débuta sur des toiles de 20 sols (environ 70 x 59 cm, voire moins), pour lesquelles, une fois peintes, il fallait compter vers 1680-1690 de 70 à 140 livres. Il abandonna assez rapidement ce format pour passer, vers 1700-1705, au « 81 x 65 cm », standard qui correspond à une toile de 25 sols. Dès 1697, date du portrait du Grand Dauphin [PC.526], il fallait débourser systématiquement 150 livres, puis 200 en 1715 (date du premier portrait de Louis XV P.1247]). Dans les années 1721, au moment du second portrait de Louis XV [P.1287], chaque modèle payait 300 à 500 livres pour un buste. Dans le cas d’œuvres de plus grande envergure, les toiles de 30 sols, buste « avec une main » (92 x 76 cm), du type Magnianis [PC.1039], ou celles de 4 francs, « jusqu’aux genoux » (146 x 113 cm), du type Madame Le Gendre [*PC.709], Rigaud n’en demandait que 200 à 300 livres en 1690. Le tarif, passé à 1 000 livres en 1720, fut rapidement multiplié par dix pour atteindre systématiquement les 1 500 à 3 000 livres dans les années 1730. Quant aux dessins, commandés en 1707 et 1708 par Rigaud à Monmorency ou Leprieur dans un but commercial (et retouchés par lui), leurs prix sont également d’une grande utilité. Ainsi, lorsque le marquis Pallavicino, Génois chargé d’affaire en France, passa chez le Catalan pour deux portraits successifs, en 1703 et 1708 [*P.786 & *P.1002], il ne commanda en réalité que des bustes à 150 livres, et non une composition jusqu’aux genoux comme on a pu parfois le penser[2]. En effet, le dessin correspondant exécuté en 1708 par Monmorency valait 3 livres, soit le même prix que celui du portrait précisé « en buste » du président de Grenédan [*P.1005].

Rigaud bornait donc ses prix et fit davantage preuve d’honnêteté que de vénalité, comme en témoigne Dezallier d’Argenville :

« Sa coûtume étoit de tenir un registre exact, où les noms & les qualités des personnes qu’il peignoit, étoient marqués avec leur âge, l’année & le prix du tableau. Un étranger étant venu demander le portrait de son père que Rigaud avoit peint il y avoit plus de 40 ans, il le conduisit dans une salle où étoient plusieurs anciens portraits, & lui dit de les examiner : l’étranger reconnu le portrait, ouvrit sa bourse, & le peintre ayant regardé derrière la toile l’année dans laquelle il avoit été fait, ne lui demanda que 50 livres, prix qu’il exigeoit en ce tems là : l’étranger fut extrêmement surpris de cette bonne foi. »

 

 

Plus qu’un besoin de reconnaissance ou qu’une manifestation de fierté, la signature « fait par hyacinthe Rigaud » suivie d’une date et qui apparaît souvent au dos de toiles au maillage très serré, était donc avant tout la marque d’un label. D’une graphie constante (probablement celle d’un aide ou du secrétaire de l’artiste), elle permettait de pister les productions et, le cas échant, de les reproduire plusieurs années après la date de leur confection. À quelques exceptions près, seules les œuvres destinées à être constamment vues du public étaient signées au recto par le maître, à l’instar des portraits de Louis XIV, de Louis XV et de quelques grands magistrats promis à un avenir radieux ou de ministres bien en vue. Leur auteur s’assurait ainsi une publicité directe et immédiate…

 


[1] Paris, Arch. nat. Y458, communiqué par Henri Stein, « L’art tarifié », NAAF, 1888, t. IV, p. 270-271.

[2] Ceci écarte le possible rapprochement parfois tenté entre l’effigie de Pallavicino et un dessin conservé au Louvre [P.775-1], lui-même fait d’après un tableau connu et daté de 1702 [P.775]. La posture sera reprise dans le portrait du marquis de Dangeau [PC.750] et dans celui, plus tardif, de Jules-Robert de Cotte [P.1320].

Autoportrait de Hyacinthe Rigaud. Coll. musée d’art Hyacinthe Rigaud / Ville de Perpignan © Pascale Marchesan / Service photo ville de Perpignan