Rigaud et la peinture d'histoire

Le voyage à Perpignan est également l’occasion pour Rigaud de réaliser deux versions d’un Christ expiant ou « Crucifixion » qui expriment, au delà du registre habituel, toute l’étendue de la leçon de Van Dyck. Ces deux toiles sont inestimables car elles constituent, avec le Caïn bâtissant la ville d’Enoch, la Nativité et la Présentation au Temple, les seuls tableaux d’histoire de l’artiste, si l’on excepte les trois « figures de prophètes » qui peuvent se rattacher à ce genre tout en restant des portraits tels le Saint André, le Saint Pierre et la Saint Madeleine.

 

 

Hyacinthe Rigaud, Christ expiant sur la croix (à gauche, 1695 ; à droite, 1696).
Perpignan, musée Rigaud © photos Stéphan Perreau

 

D’Argenville, nous l’avons vu, n’avait eu de cesse comme Collin de Vermont de souligner la filiation de Rigaud avec la peinture flamande en notant que « le goût de Vandyck a toujours été son objet ; rarement s’en est-il écarté ». À la mort du peintre, il ira même jusqu’à dire que « la France a perdu son Van Dyck dans la personne d’Hyacinthe Rigaud ». Dans ses deux crucifixions, dont on connaît aujourd'hui une étude préparatoire inédite, le peintre témoigne en effet du goût hollandais pour les clairs-obscurs, les demi-teintes, les couleurs subtiles et froides. L’influence de Rubens apparaît même en filigrane tant les chairs sont sensuelles. L’atmosphère générale des deux tableaux est la même, seule diffère la composition aux pieds de la croix avec la Vierge pleurant son fils crucifié. Bien que le Christ apparaisse au premier plan, il s’intègre plutôt à la lumière céleste qui illumine de manière très subtile le fond de la composition. Rigaud poursuit donc en la magnifiant l’œuvre religieuse timide d’une famille dont il ne nous reste que quelques pièces peintes[1] mais qui s’inscrit dans une lignée hollandaise…

 

À gauche : Hyacinthe Rigaud, La Nativité, 1683, Rennes musée des Beaux arts © photo Stéphan Perreau
À droite : Pierre Drevet d'après Rigaud, La Nativité, collection de l'auteur © photo Stéphan Perreau

 

Déjà, dans l’Adoration des bergers ou Nativité, l’artiste s’était fait inhabituel en peignant le véritable modello d’une œuvre de plus grande envergure[2]. L’éclat divin qui irradie la figure adorée de l’enfant s’inspire sans détour des plus intimistes tableaux rembranesques du nord. L’artiste brosse rapidement sa composition, avec vigueur et légèreté mais sans avarice dans la touche. Nous ne sommes pas loin ici du réalisme champêtre d’une scène paysanne, simplement haussé au statut divin par une lumière irréelle et une nuée d’angelots. Dans la gravure correspondante de Pierre Drevet, certains détails nous sont révélés comme les variations dans les mains de la Vierge et le linge de l’enfant, l’apparition d’un panier renversé au premier plan et du bœuf sous le râtelier. Avec ces premiers tableaux dits « académiques », Rigaud ne fait que suivre une tradition bien établie chez les portraitistes de sa génération puisque la peinture d’histoire tenait le haut de la hiérarchie. Le 25 mai 1715, Jean-Marc Nattier livra un Persée pétrifiant Phinée (Tours, musée des Beaux-Arts) pour sa réception à l’Académie et Nicolas de Largillierre fut l’auteur de plusieurs scènes ambitieuses dont un Moïse sauvé des eaux en 1724 (Paris, musée du Louvre), L’entrée du Christ à Jérusalem vers 1690-1700 (Arras, musée des Beaux-Arts), L’élévation de la Croix (Gènes, coll. part.), Le portement de Croix (Paris, musée du Louvre) et La crucifixion (dessin à Monaco, musée national).

 


À gauche : Hyacinthe Rigaud, étude pour la présentation au temple, v. 1730-1740. Stockholm, National Museum © Sotheby's images
À droite : Hyacinthe Rigaud, La présentation au temple (détail), 1743. Paris, musée du Louvre © photo Stéphan Perreau

 

La Présentation au Temple, par ses petites dimensions et sa technique (il s'agit d'une huile sur bois) est une œuvre du plus pur mignaturisme. On retrouve dans cet ultime tableau achevé en 1743 et légué au roi après la mort de l’artiste, la maîtrise parfaite d'un art dont le peintre possède tous les éléments. Une petite étude préparatoire à la pierre noire, estompe et rehauts de blanc sur papier bleu, correspondant au petit personnage accoudé, en bas à droite, sur la balustrade prouve que Rigaud a porté un soin tout particulier à cette œuvre. La scène peinte ici est extraite de l’évangile selon St. Luc (2, 22-28) : « Et quand le jour de sa purification selon la loi de Moïse fut accomplie, ils l’emmenèrent à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur ; et pour offrir un sacrifice à ce qui est dit dans la loi du Seigneur, une paire de tourterelles ou deux jeunes pigeons. Et il y eut un homme à Jérusalem, dont le nom était Siméon ; et cet homme était juste et dévot, attendant après le consolation d’Israël ; et Dieu était sur lui. Il lui fut révélé qu’il ne devait pas voir la mort avant d’avoir vu le Christ. Et il entra dans le temple ; et quand les parents amenèrent leur enfant pour suivre les principes de la loi, il le prit dans ses bras ». Suivant les préceptes de l'école du Nord, Rigaud privilégie l'atmosphère mystique de la scène plutôt que l'éclat des couleurs. Ainsi, seul le bleu de la robe de la Vierge et dans une moindre mesure le rouge fané du dais captent l'attention. Mais c'est surtout la lumière éclairant l'enfant et les reflets qu'elle produit sur l'argenterie au premier plan qui attire le regard. Au loin, la faible flamme d'une lampe créé une subtile diversion dans la quasi obscurité générale. Cascades de velours surplissés, teinte d'ocre, de rouge et de brun, détails poussés à l'extrême, science de l'agencement et du drame... tout concours à faire de ce tableau une véritable apothéose.

Comme nous l'avons vu, Rigaud a utilisé son Saint André pour se faire recevoir comme peintre d'histoire en 1700 même si le tableau n'est entré effectivement dans les salons de l'Académie qu'en 1742 (Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts). Avec le Saint Pierre récemment retrouvé, il forme un diptyque saisissant de l'art de Rigaud à peindre ce type de saints adorateurs. La tête levée au ciel en forme de soumission ou de songe mystique, ces hommes âgés permettaient aux artistes de faire preuve d'une grande réserve dans le traitement général leur œuvre. Le maître mot étant dénuement, voire même humilité, rien ne laissait présager que Rigaud, le peintre des textures riches et des plis soyeux, pouvait réussir là où l'on ne l'attendait pas. Sur un fond neutre se détache le saint apôtre avec ou sans attribut pouvant le reconnaître.

À gauche : Hyacinthe Rigaud, Saint Pierre (1702). Perpignan, musée Rigaud © photo Stéphan Perreau
À droite : Guido Reni, Saint Pierre. Saint Pétersbourg, musée de l'Ermitage © photo d.r.

 

Ainsi, le Saint Pierre allie force et virilité de la touche presque inachevée et comme brossée à grand traits (remarquons le réalisme de la barbe), rejoignant en cela la virtuosité consommée d'un autre Saint Pierre attribué à Van Dyck mais surtout, comme nous l'avions très tôt démontré, celle du même apôtre peint par Guido Reni et conservé au musée de Saint Péterbourg. Ceci n'est pas étonnant quant on sait que Rigaud avouera sans cesse sa dette à Reni dont il collectionnait les œuvres... Outre l'aspect « brossé » et presque ébauché de la touche, on notera la façon qu'ont les deux artistes de peindre le revers de la manche de l'apôtre… Le Saint André, du Catalan, par contre, paraît plus « fini » car il était destiné à l'Académie. Certains s'étonnèrent de voir que Rigaud avait peint une tête de vieillard sur le corps juvénile, athlétique et imberbe d'un jeune homme. C'est qu'il suivait ainsi ses aînés à l'instar du Saint André monumental, sculpté par François Duquesnoy en 1630 pour la basilique Saint Pierre de Rome.

 

À gauche : Hyacinthe Rigaud, Saint André (1700-1740). Paris, école nationale supérieure des Beaux arts © photo Stéphan Perreau 
À droite : François Duquesnoy, Saint André, 1630. Rome, transept de la basilique Saint Pierre © photo Stéphan Perreau

 

Récente découverte[3], la Madeleine Pénitente d’Hyacinthe Rigaud, jusqu’ici simplement connue par la référence de son inventaire après décès[4], est venu étoffer de manière inespérée le corpus malheureusement trop restreint des œuvres de l’artiste appartenant au « Grand Genre ». Datable des années 1710, par l’aspect caractéristique du grand drapé gris qui enserre le buste de la Sainte, l’image de la Madeleine Pénitente, première femme de l’Evangile après la Vierge, n’était pas inconnue de l’artiste.

 

Hyacinthe Rigaud, Sainte Madeleine pénitente, v. 1710. Collection privée © photo Stéphan Perreau

 

L’inventaire de sa collection en 1703, mentionnait « une Magdelaine, d’après Le Guide », estimée 200 livres[5], également présente dans le catalogue de la vente Collin de Vermont, en 1761, sous le numéro 20 (p. 5 du catalogue de la vente de sa collection). Guido Reni en avait peint plusieurs prototypes, illustrant les axes picturaux dictés par la Contre-Réforme et le décret publié dans la dernière session du Concile de Trente le 3 décembre 1563 (« sur les saintes images ») : les choix iconographiques devaient être intimement liés au culte rendu aux saints. Stephen Pepper, dans son ouvrage consacré à l’artiste, ne recense pas moins de neuf modèles différents de la sainte[6] peints entre 1614 et 1640-1642. Mentionnée dans son propre Inventaire après décès, sous le n°401 du chapitre des « Tableaux estants dans le Petit Cabinet ayant veuë sur la ruë de Louis le Grand », la Madeleine Pénitente de Rigaud semble avoir occupé une place de choix dans son intérieur. La composition doit beaucoup aux œuvres de Reni : Marie Madeleine, comme image du repentir (Speculum poenitentiae), nous apparaît auréolée d’une longue chevelure blonde lui couvrant les épaules et descendant jusque sur sa poitrine. Le visage tourné vers la gauche de la composition, aux yeux dont la douce béatitude correspondant mieux aux mouvements mondains du XVIIIe siècle dont Reni avait initié la vogue, elle a les mains jointes sur l’un des accessoires indispensable à sa représentation, un crâne ici renversé, symbolisant la vanité de toute vie terrestre. Rigaud rejoint donc son prédécesseur dans la version que conserve le Walters Art museum de Baltimore[7], avec quelques variantes dans la position des mains et par l’absence de croix. Plus sage que Reni, le catalan n’en est pas moins tendre. Relativement sage dans son imposant drapé, il s’impose dans les reflets moirés des tons de gris, puissamment brossés. La pâleur des carnations du bras est ravivée, plus haut, par l’émoi de la Sainte, matérialisé par le rouge de ses pommettes et de ses lèvres. Face à cette image extatique, mais sophistiquée, comment ne pas être tenté de faire un parallèle avec la célèbre « Sainte Cécile » ou « musicienne » que Jean-Baptiste Santerre expose au Salon de 1704 ou par la Sainte Madeleine du même Santerre, moins hiératique mais tout aussi transie[8] ?

Durant toute sa carrière, Rigaud ne fera finalement que de petites incursions dans le Grand Genre, moins lucratif que celui du portrait. Persuadé qu'il n'avait rien à démontrer de ses capacités, l'artiste privilégia sans doute davantage la « figure historiée » ou « allégorique », sorte de moyen pour lui de transcendé la simple effigie et de la faire accéder à la peinture mythologique ou travestie. Pomones, Cérès, et autres déesses offraient par leur thèmes une multitude de possibilités pour faire passer un message qui de la fécondité, qui de l'intrépidité du client qu'il été amené à peindre. Mais, parfois, les genres s'entremêlaient au moins de ne plus savoir le tableau produit demeurait un simple portrait transformé en divinité ou si le modèle était en réalité fictif. C'est le cas de l'enfant en Apollon, connu, longtemps perdu et que nous avons pu voir et photographier. Dans cette œuvre extraordinaire de vivacité, inachevée d'ailleurs, s'agit-il d'un enfant anonyme travesti en dieu ? S'agit-il d'une simple représentation fantasmée de l'Apollon juvénile ? Le mystère reste entier dans l'absence d'éléments plus probants.

 

Hyacinthe Rigaud, Enfant en Apollon, v. 1710. Paris, collection privée © photo Stéphan Perreau

 

 


[1] Quelques témoignages de la peinture d’Honorat Rigau, grand-père de Hyacinthe, ont été conservés : Retable de l’église Saint-Jean l’Evangéliste de Peyrestortes (66) ; tabernacle de l’église de Palau del Vidre (66). D’Honorat minor, son fils, il nous reste le retable de Saint Ferréol anciennement aux Minimes de Perpignan et aujourd’hui conservé dans l’église Saint-Jacques. Voir Olivier Poisson, « Les Rigau (d) » in Terres Catalanes, n°10, mars 1996, p. 54-55.

[2] Ancienne Collection Thoré-Burger ; acquis en 1991 dans une vente publique à Paris par l’actuel collectionneur. Nous en connaissons une copie (v.1754-55) d’après la gravure exécutée par Drevet (1696) ; copie attribuée à A. Lhermitais (Nantes, 1ere ½ du XVIIIe siècle ?) et actuellement dans le retable sud de l’église paroissiale Saint-Pierre de Spezet (29). Voir à ce titre, « XVIIe siècle, la passion d’un amateur », exposition au musée des Beaux-Arts de Rennes, 17mai – 13 juillet 1995, p. 118-119, ill. Aux tableaux d’histoire de Rigaud pourrait s’ajouter un dessin (plume et lavis d'encre noire et grise, H. 23,5; L. 60 cm) représentant la rencontre de Marie Madeleine et du Christ. Son attribution au catalan a été faite sur la foi d'une signature « h. Rigaud » au bas à gauche de la feuille (Vesoul, musée Garret). En l'absence d'éléments de comparaison, il reste difficile de confirmer ou infirmer cette attribution.

[3] Huile sur toile. H. 70 ; L. 56 cm. Vente Paris, hôtel Drouot (Drouot estimations), 4 mars 2008, n°164.

[4] « Item un tableau peint sur toile représentant une madeleine Pénitente dans sa bordure dorée numéroté cent quarante trois prisé la somme de vingt livres, cy ». Ariane James-Sarazin, « L'inventaire après décès de Hyacinthe Rigaud », dans Bulletin de la Société de l'histoire de l'art français, 2009.

[5] « Etat des tableaux que j’ay des grands Maîtres » annexé au contrat de mariage entre Rigaud et Catherine de Chatillon. ET/XCV/31, op. cit.

[6] Pepper, Guido Reni, A Complete Catalogue of His Works With an Introductory Text, Phaidon, Oxford, 1984, n°41, 49, 118, 120, 126, 137, 177, 152, 240.

[7] Vers 1635. Huile sur toile. H. 90,8 ; L. 74,3. Inv. 37.2631.

[8] Acquis par l’actuel propriétaire en vente Drouot (Million) du 8 novembre 2007, lot. N°28.

 

Autoportrait de Hyacinthe Rigaud. Coll. musée d’art Hyacinthe Rigaud / Ville de Perpignan © Pascale Marchesan / Service photo ville de Perpignan