Sur le portrait de l’abbé de Rancé par Rigaud [Mémoires de Saint Simon, 1696]

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, t. III, p. 254 et suivantes, ed. 1881

 

« Il y avait que l’attachement que j’avais pour Monsieur de La Trappe et mon admiration pour lui me faisait désirer extrêmement de pouvoir conserver sa ressemblance après lui, comme ses ouvrages en perpétueraient l’esprit et les merveilles. Son humilité sincère ne permettait pas qu’on pût lui demander la complaisance de se laisser peindre. On en avait attrapé quelque chose au choeur, qui produisit quelques médailles assez ressemblantes, mais cela ne me contentait pas. D’ailleurs, devenu extrêmement infirme, il ne sortait presque plus de l’infirmerie et ne se trouvait plus en lieu où on le put attraper. Rigault était alors le premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable ; mais il fallait persuader à un homme aussi surchargé d’ouvrage, de quitter Paris pour quelques jours, et voir encore avec lui si sa tête serait assez forte pour rendre une ressemblance de mémoire. Cette dernière proposition, qui l’effraya d’abord, fut peut-être le véhicule de lui faire accepter l’autre. Un homme qui excelle sur tous ceux de son art, est touché d’y exceller d’une manière unique ; il en voulut bien faire l’essai et donner pour cela le temps nécessaire. L’argent peut-être lui plut aussi. Je me cachais fort, à mon âge, de mes voyages à la Trappe ; je voulais donc entièrement cacher aussi le voyage de Rigault, et je mis pour condition de ma part qu’il ne travaillerait que pour moi, qu’il me garderait un secret entier, et que, s’il en faisait une copie pour lui, comme il le voulut absolument, il la garderait dans une obscurité entière, jusqu’à ce qu’avec les années je lui permisse de la laisser voir. Du mien, il voulut mille écus comptant à son retour, être défrayé de tout, aller en poste en chaise, en un jour, et revenir de même. Je ne disputai rien et le pris au mot de tout. C’était au printemps, et je convins avec lui que ce serait à mon retour de l’armée, et qu’il quitterait tout pour cela. En même temps je m’étais arrangé avec le nouvel abbé, M. Maisne, secrétaire de M. de la Trappe, et retiré là depuis bien des années, et M. de Saint-Louis, ancien brigadier de cavalerie, fort estimé du roi, retiré là aussi depuis longtemps, desquels j’aurai ailleurs occasion de parler, et qui ne désiraient pas moins que moi ce portrait de M. de la Trappe.

Revenant donc de Fontainebleau, je ne couchai qu’une nuit à Paris, où, en arrivant, j’avais pris mes mesures avec Rigault, qui partit le lendemain avec moi. J’averti en arrivant mes complices, et je dis à Monsieur de la Trappe qu’un officier de ma connaissance avait une telle passion de le voir, que je le suppliais d’y vouloir bien consentir (car il ne voyait plus presque personne) ; j’ajoutai que, sur l’espérance que je lui en avais données, il allait arriver, qu’il était fort bègue et ne l’importunerait pas de discours, mais qu’il comptait s’en dédommager par ses regards. Monsieur de la Trappe sourit avec bonté, trouva cet officier curieux de bien peu de chose, et me promit de le voir. Rigault arrivé, le nouvel abbé, M. Maisne et moi le menâmes dès le matin dans une espèce de cabinet qui servait le jour à l’abbé pour travailler et où j’avais accoutumé de voir Monsieur de la Trappe, qui y venait de son infirmerie. Ce cabinet était éclairé des deux côtés et n’avait que des murailles blanches, avec quelques estampes de dévotion et des sièges de paille, avec le bureau sur lequel Monsieur de la Trappe avait écrit tous ses ouvrages, et qui n’était encore changé en rien. Rigault trouva le lieu à souhait pour la lumière ; le Père abbé se mit au lieu où Monsieur de la Trappe avait accoutumé de s’asseoir avec moi, à un coin du cabinet, et heureusement Rigault le trouva tout propre à le bien regarder à son point. De là, nous le conduisîmes en un autre endroit où nous étions bien sûrs qu’il ne serait vu ni interrompu de personne. Rigault le trouva fort à propos pour le jour et la lumière, et il y apporta aussitôt tout ce qu’il lui fallait pour l’exécution.

L’après-dînée, je présentai mon officier à Monsieur de la Trappe. Il s’assit avec nous dans la situation qu’il avait remarquée le matin, et demeura environ trois quarts d’heures avec nous. Sa difficulté de parler lui fut une excuse de n’entrer guère dans la conversation : d’où il s’en alla jeter sur sa toile toute préparée les images et les idées dont il s’était bien rempli. Monsieur de la Trappe, avec qui je demeurai encore longtemps, et que j’avais moins entretenu que songé à l’amuser, ne s’aperçut de rien et plaignit seulement l’embarras de la langue de cet officier. Le lendemain, la même chose fut répétée. Monsieur de la Trappe trouva d’abord qu’un homme qu’il ne connaissait point, et qui pouvait si difficilement mettre dans la conversation, l’avait suffisamment vu, et ce ne fut que par complaisance qu’il ne voulut pas me refuser de le laisser venir. J’espérais qu’il n’en faudrait pas davantage, et ce que je vis du portrait me le confirma, tant il me parut bien pris et ressemblant ; mais Rigaud voulu absolument encore une séance, pour le perfectionner à son gré. Il fallut donc obtenir de Monsieur de la Trappe, qui s’en montra fatigué, et qui me refusa d’abord ; mais je fis tant, que j’arrachai, plutôt que je n’obtins de lui, cette troisième visite. Il me dit que, pour voir un homme qui ne méritait et qui ne désirait que d’être caché, et qui ne voyait plus personne, tant de visites étaient du temps perdu et ridicules ; que, pour cette fois, il cédait à mon importunité et à la fantaisie que je protégeais d’un homme qu’il ne pouvait comprendre, et qui ne se connaissaient ni n’avaient rien à se dire, mais que c’était au moins à condition que ce serait la dernière fois et que je ne lui en parlerais plus. Je dis à Rigaud de faire en sorte de n’avoir plus à y revenir, parce qu’il n’y avait plus moyen d’espérer. Il m’assura qu’en une demi-heure il aurait tout ce qu’il s’était proposé, et qu’il n’aurait pas besoin de le voir davantage. En effet, il me tint parole et ne fut pas la demi-heure entière.

Quand il fut sorti, M. de la Trappe me témoigna sa surprise d’avoir été tant et si longtemps regardé, et par une espèce de muet. Je lui dis que c’était l’homme du monde le plus curieux, et qui avait toujours eu le plus grand désir de le voir, qu’il en avait été si aise qu’il m’avait avoué qu’il n’avait pu ôter les yeux de dessus lui, et que de plus, étant aussi bègue qu’il l’était, la conversation où il ne pouvait entrer de suite ne l’ayant point détourné, il n’avait songé qu’à se satisfaire en le regardant tout à son aise. Je changeai de discours le plus promptement que je pus, et sous prétexte de le mettre sur des choses qui ne s’étaient pu dire devant Rigault, je cherchai à le détourner des réflexions sur des regards qui, n’étant que pour ce que je les donnai, étaient en effet si peu ordinaires, que je mourais toujours de peur que leur raison véritable ne lui vînt dans l’esprit, ou qu’au moins il n’en eût des soupçons qui eussent rendu notre dessein ou inutile ou fort embarrassant à achever. Le bonheur fut tel qu’il ne s’en douta jamais.

Rigault travailla le reste du jour et le lendemain encore sans plus voir M. de la Trappe, duquel il voit pris congé en se retirant d’auprès de lui la troisième fois, et fit un chef-d’œuvre aussi parfait qu’il eût pu réussir en le peignant à découvert sur lui-même. La ressemblance dans la dernière exactitude, la douceur, la sérénité, la majesté de son visage, le feu noble, vif, perçant de ses yeux, si difficile à rendre, la finesse et tout l’esprit et le grand qu’exprimait sa physionomie, cette candeur, cette sagesse, paix intérieure d’un homme qui possède son âme, tout était rendu, jusqu’aux grâces qui n’avoient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l’âge et les souffrances. Le matin, je lui fis prendre au crayon le Père abbé assis au bureau de Monsieur de la Trappe, pour l’attitude, les habits, et le bureau même, tel qu’il était, et il partit le lendemain, avec la précieuse tête qu’il avait si bien attrapée et si parfaitement rendue, pour l’adapter à Paris sur une toile en grand et y joindre le corps, le bureau et tout le reste. Il fut touché jusqu’aux larmes du grand spectacle du chœur et de la communion générale à la grand messe le jour de la Toussaints, et il ne put refuser au Père abbé une copie en grand pareille à mon original. Il fut transporté de contentement d’avoir si parfaitement réussi, d’une manière si nouvelle et sans exemple, et, dès qu’il fut à Paris, il se mit à la copie pour lui et à celle pour la Trappe, travaillant par intervalles aux habits et au reste de ce qui devait être dans mon original. Cela fut long, et il m’a avoué que, de l’effort qu’il s’était fait à la Trappe, et de la répétition des mêmes images qu’il se rappelait pour mieux exécuter les copies, il en avait pensé perdre la tête, et s’était trouvé depuis dans l’impuissance, pendant plusieurs mois, de travailler du tout à ces portraits. La vanité l’empêcha de me tenir parole, malgré les mille écus, que je lui fis porter le lendemain de son arrivée à Paris : il ne put se tenir avec le temps, c’est-à-dire trois mois après, de montrer son chef-d’œuvre avant de me le rendre, et, par là, de rendre mon secret public. Après la vanité vient le profit, qui acheva de le séduire, et, par la suite, il a gagné plus de 25 000 [livres] en copies, de son propre aveu, et c’est ce qui fit de la publicité. Comme je vis que c’en était fait, je lui en commendai moi-même, après lui avoir reproché son infidélité, et j’en donnai quantité.

Je fus très fâché du bruit que cela fit dans le monde, mais je me consolai par m’être conservé pour toujours une ressemblance si chère et si illustre, et avoir fait passer à la postérité le portrait d’un homme si grand, si accompli et si célèbre. Je n’osai jamais lui avouer mon larcin ; mais, en partant de la Trappe, je lui en laissai tout le récit dans une lettre par laquelle je lui en demandais pardon. Il en fut peiné à l’excès, touché et affligé ; toutefois il ne put me garder de colère. Il me récrivit que je n’ignorais pas qu’un empereur romain disait: qu’il aimait la trahison, mais qu’il n’aimait pas les traîtres ; que pour lui il pensait tout autrement, qu’il aimait le traître, mais qu’il ne pouvait que haïr sa trahison. Je fis présent à la Trappe de la copie en grand, d’une en petit, et de deux en petit, c’est-à-dire en buste, à M. de Saint-Louis et à M. Maisne, que j’envoyai tout à la fois. M. de la Trappe avait depuis quelques années la main droite ouverte, et ne s’en pouvait servir. Dès que j’eus mon original où il est peint, la plume à la main, assis à son bureau, je fis écrire cette circonstance derrière la toile, pour qu’à l’avenir elle ne fît point erreur, et surtout la manière dont il fut peint de mémoire, pour qu’il ne fût pas soupçonné de la complaisance de s’y être prêté. J’arrivai à Paris la veille que le roi devait arriver de Montargis à Fontainebleau avec la princesse, et je m’y trouvai à la descente de son carrosse. J’avais espéré de cacher ainsi parfaitement mon petit voyage. »

Autoportrait de Hyacinthe Rigaud. Coll. musée d’art Hyacinthe Rigaud / Ville de Perpignan © Pascale Marchesan / Service photo ville de Perpignan